Extrait du Chapitre 1 Louise

Printemps 1911

Louise poussa son premier cri. Un simple soupir, à peine perceptible, s’échappa de sa fluette poitrine. Une main charnue s’abattit alors sur ses fesses creuses tandis qu'une autre maintenait fermement ses minuscules chevilles. La tête vers le bas, la peau bleuie, la chétive silhouette se débattait pour trouver souffle, pour trouver vie. La voisine, venue aider au travail, s’acharnait, haletante, à secouer son petit corps inerte. Silence. Soudain, un râle, des vagissements. Soulagement. La petite ferme normande, entourée de prairies verdoyantes, accueillait une nouvelle âme. La vieille Alphonsine s’activait à ranger les derniers signes des agitations de la nuit. Elle s’appliquait à serrer fermement les langes de la petite et s'apprêtait à la coucher près du feu. Sa mère, épuisée, dormait profondément sous l’épais édredon de plumes.

Alors que la brume recouvrait la plaine, enveloppant la terre de son manteau d’argent, la lueur de la bougie éclairait, de sa flamme vacillante, le visage fripé de l’enfant. La vie de la ferme ne pouvait pas attendre, le travail ardu de la journée allait commencer. François, revenu de son exil forcé de la nuit, fumait sa pipe, assis paisiblement près du poêle. Il roula le coin de ses moustaches drues et rousses, geste machinal qu’il faisait lorsqu’il voulait réfléchir. Ses yeux d’un bleu limpide reflétaient une profonde émotion. Il se leva sans bruit, quitta la pièce commune puis sortit en retenant la porte grinçante et inspecta la voûte brumeuse. Le ciel ne s’éclaircirait guère aujourd’hui. Une odeur d’herbe humide flottait dans le vent vif du petit matin. Il laissa la brise rafraîchir son visage et, afin de recouvrer ses esprits, respira une grande bouffée d’air pur. Il était père pour la seconde fois. Deux filles : ce n’était pas une aubaine pour un petit paysan. Des bras d’hommes allaient manquer aux champs. Il y avait bien son frère Emile qui possédait les terres d’à côté, mais il n’avait pas encore pris épouse et, comme lui, finirait par se tuer à l’ouvrage. Enfin ! Sa femme Célina avait moins souffert que la première fois. Il avait bien cru, à son premier accouchement, qu’elle irait rejoindre les anges et puis Marthe était née, grasse et joufflue. Aujourd'hui, en ce matin maussade d’avril 1911, dans son étroit berceau de bois, sa cadette, Louise, reposait paisiblement, les petits poings serrés, dressés comme pour se défendre. Frêle, elle paraissait si frêle...


Extrait du Chapitre 2 Louise

— Louise, je vais sur les terres d’en face. Tu vas arriver à marcher jusque là ?
Un signe de tête confirma. Au bout du monde, elle suivrait son papa. Main dans la main, ils arpentèrent les sentiers qui bordaient les champs de leurs ancêtres. François avait le cœur gros. Sa ferme était à l’abandon. Quel gâchis ! Combien de temps faudrait-il pour voir saillir les épis de seigle ? L’enfant sentant son désarroi serrait sa grosse main râpée avec ferveur. "C’est déjà si dur, papa, sois fort, j’ai besoin de toi !" exprimait chacun de ses gestes. François rebroussa chemin et emmena sa petite sous leur pommier, leur lieu secret. Le soleil brillait haut dans le ciel. Il faudrait bientôt rentrer. Célina aurait préparé le repas : un ragoût de légumes composé de haricots secs et de pommes de terre embaumerait sur le poêle, avec un bon quignon de pain et un verre de cidre, ce serait la fête même si le morceau de lard manquait au bouillon.
— Regarde, ma Louise, regarde comme c’est beau. Tu vois le muret de pierre tout là-bas, c’est la limite de nos terres et elles finissent juste avant les pommiers du Père Goupil. C’est cette image que j’ai toujours dans la tête. Là-bas, je me souviens de l’odeur de l’herbe fauchée, à la chaleur des moissons. [Silence] Comme tout cela me manque ! ...

 

Extrait du Chapitre 8 Louise

Les moissons revenaient avec leurs incessants va-et-vient. La ferme s’emplit de joyeux gaillards. Les épaules nues, ils s’activaient aux champs. Les pailles mûres chauffaient sous la chaleur vive de l’été et les multiples parfums de la nature s’évaporaient dans l’air lourd. Marthe participait activement aux travaux, refaisant les inoubliables gestes de son enfance. Le corps doré par le soleil radieux, elle s’affairait au milieu des hommes avec son habituelle ardeur. La sueur coulait sur son visage et son cou, ses muscles se tendaient pour faire face à l’effort, son dos se courbait sous la charge des fourches de paille. Malgré la dureté de la tâche, elle s'enivrait des senteurs de l’été. Elle s'émerveillait de la nature éblouissante dans sa robe de lumière, des forêts débordantes de verdure, des rivières transparentes et limpides où il faisait bon tremper son corps brûlant et courbatu.

Le temps des moissons durait tout un long mois. Le soir venu, le petit groupe de paysans se retrouvait autour de la table, dans la cour. Les femmes s’activaient pour offrir de reconstituants repas partagés dans la bonne humeur. Le travail achevé, les mêmes hommes courageux reprendraient le chemin des champs pour récolter le blé mûr de la ferme voisine. Les ballots de blé secs et engrangés attendaient le battoir qui courait de ferme en ferme. La grosse machine résonnait dans le pays dégageant un rougeoiement de fumée par la gueule de son foyer. Dès l’aube, Jean et le propriétaire de l’engin avaient calé les roues de la machine. Les courroies passées, elle s'ébranla et les hommes sourirent lorsque la première gerbe de blé disparut dans l’égrainoir. L’enveloppe des grains tomba soudain dans un ronronnement monotone. Alors, les gestes précis de chacun s'enchaînaient méthodiquement. Emile et Auguste s’occupaient à remplir les paniers. Puis, Jean, avec toute la vigueur de son jeune âge, acheminait sur son dos les sacs pleins jusqu'au grenier. Il grimpait avec agilité la mince échelle de bois et vidait le contenu de sa charge sur le sol avant que de ne redescendre souffler un peu. Une poussière volait au milieu de la cour dégageant un parfum de grain frais. Marthe veillait à servir "la boisson" pour désaltérer les gorges desséchées. Le soleil se couchait à l’horizon lorsque la corvée prit fin, enfin. Chacun huma les douces senteurs de la nuit savourant le plaisir du travail accompli. Jean roula sa cigarette au côté d’Emile qui silencieux observait le crépuscule. Marthe s’activait à la préparation de la soupe et Jean l’épiait discrètement. Son corps charnu faisait d’elle une femme confiante et solide. On la sentait bonne et sans histoire. Vivre près d’elle rendait la vie simple et tranquille. Jean savourait son équilibre et sa bonne humeur. Si seulement il se décidait à lui parler. Mais lui, un petit commis de ferme avait-il quelque espoir à convoiter la nièce de son patron ? Comment Emile prendrait-il la chose s’il l’apprenait ? Il risquerait d'être choqué, déçu et Jean perdrait sa confiance. Les élans du jeune homme s’évanouirent une fois de plus sous la voûte des étoiles, choisissant de poursuivre sa route paisiblement auprès de ceux qu’il aimait comme sa propre famille.

 

Extrait du Chapitre 9 Louise

Dans le grand salon inondé de lumière, les invités se pressaient. De petits groupes se formaient pour échanger des propos courtois ou déguster ensemble l’excellent champagne qui pétillait dans les coupes de cristal. L’effervescence montait peu à peu. Ça et là perçait le rire d’une coquette, le son sec d’un bouchon libéré, la voix grave d’un homme en habit... Un délicieux brouhaha envahissait la salle. Les yeux avides et inquisiteurs des dames se posaient sur les toilettes de leurs rivales qu’elles décortiquaient minutieusement sous leur air guindé. Quelques-unes déjà jasaient dans un coin. L’extravagance de la comtesse déliait les langues perfides. Il fallait avouer qu’elle ne passait pas inaperçue.

La grande dame resplendissait. Elle était parfaite, attirait les regards, surtout celui des messieurs, alors on la trouva trop audacieuse et on ne se lassa pas d’accabler de critiques sa tenue avantageuse. Mais quoique ces pies pussent dire, leur jacasserie ne parvint pas à ôter le charme étonnant dont cette jeune femme de vingt-cinq ans était dotée. Elancée, la silhouette fine, la peau délicate, les cheveux courts, frisés, rehaussés d’une aigrette or qui se mariait divinement avec la teinte fauve de sa chevelure, elle était le portrait de sa mère au même âge. Elle serait assurément l’événement de la soirée et elle le savait. Elle fit son entrée, radieuse, hautaine, racée jusqu’au bout des ongles. Monsieur Barteau lui offrait son bras. Elle resplendissait de plus belle aux côtés de ce petit homme trapu. Mais Monsieur ne semblait pas gêné par la stature de son élégante cavalière et arborait un petit sourire satisfait qui annihilait tout commentaire. Charlotte de Mornay était une amie de la famille. Son père, le comte de Mornay partageait les affaires des Barteau depuis des lustres. Les deux amis se recevaient souvent et Monsieur avait vu grandir sa fille. Charlotte n’avait un temps plus honoré de sa présence les réceptions parisiennes. Installée à Londres depuis deux ans, elle se consacrait à parfaire son anglais. Aujourd’hui, revenue pour les fêtes de fin d’année, elle faisait son entrée dans la cage aux fauves mondains. L’effet fut saisissant. Tous les yeux se braquèrent dans sa direction. On la suivait du regard, on l’observait de loin, on la respirait en la croisant. Louise, que Monsieur avait priée de venir, fut éblouie par cette personnalité dévorante. L’anniversaire des jumeaux donnait lieu, comme chaque année à un déploiement de faste et de luxe. Louise se sentait mal à son aise. Elle se souvint des supplications des petits.
— Venez, Louise, ça sera plus drôle avec vous. Les invités de papa sont si rabat joie !
Ils avaient ri de leur malveillance et Louise avait accepté, ne serait-ce que pour croiser le beau Victor.

Dans sa petite robe de soie beige, Louise était fraîche et gracieuse, mais la présence de Charlotte la liquéfiait, elle resta un long moment dissimulée dans un recoin du salon. Victor l’aperçut malgré tout et fit sortir la jeune femme de son terrier. Il la complimenta sur sa toilette qu’il savait choisie par son frère, et l’entraîna au centre de la grande salle où évoluaient les danseurs.
— Avec l’entraînement que nous avons, nous allons clouer le bec à tous ses pingouins de glace !
Il enveloppa Louise de ses bras fermes et la dirigea avec aisance et adresse. Sa cavalière était tendue, les yeux des convives braqués sur eux lui crispaient les membres. Peu à peu, les langues se turent, l’intérêt du moment évoluait au centre de ce microcosme mondain. Qui était cette jeune femme alanguie dans les bras du beau Victor ? Un chuchotement se répandit sournoisement. Espérant une réponse, les invités continuaient d’un air sournois leurs observations insidieuses. La musique inonda bientôt la tête de Louise et elle réussit à se laisser transporter par la mélodie et à oublier les regards insistants. Le couple virevoltait avec grâce et nul ne parvenait à briser leur complicité. La déconvenue abasourdit les hôtes lorsqu’une langue bien pensante leur signala qu’il ne s’agissait que de la petite nurse de la maison. On sourit de cette inconvenante bassesse. Les conversations reprirent. Chacun eut un petit mot méprisant. On condamna leur arrogante attirance. Charlotte, attirée par le regroupement, s’avança. Elle toisa ce tableau misérable. Le sourire narquois, elle se dirigea vers les danseurs. En signe de mépris, elle tapota l’épaule de Louise de son éventail de dentelle. Victor saisi par l’expression de dédain de la volcanique comtesse se raidit. Charlotte ne le lâcha pas des yeux, elle s’agrippa à ses pupilles affolées et le paralysa. Aussi grande que lui, elle immobilisa Victor d’un seul regard, sans prononcer le moindre mot. Louise ne put se sauver. Pétrifiée, elle restait figée entre ces deux imposantes statures. Charlotte l’évinça d’un léger coup d’épaule et alla se blottir dans les bras du jeune homme. Elle laissa échapper de sa gorge un rire aigu et sarcastique qui transperça l’âme de Louise de son timbre triomphant, l’humiliant encore davantage.
— La nuit est à nous, mon cher, ne gâchez pas votre talent avec les soubrettes de la maison !
Elle assigna à Louise un regard empli de mépris et entraîna Victor sur la piste. Hypnotisé, il se laissa mener comme un petit agneau et ne put résister à la détermination de Charlotte. Louise recouvra ses esprits. Elle avait été aspirée par les affres du temps. Elle sentit la honte brûler ses joues, ses jambes ne la portaient plus. Il ne fallait pas qu’elle tombât, il fallait sortir de cette pièce. Elle réussit à faire face à son mal-être et disparut sans un bruit. Plus personne ne faisait attention à elle. Victor et Charlotte occupaient tous les invités. Les mines se décrispèrent, des sourires probants se dessinèrent sur leur museau de fouine. Ce couple resplendissait de puissance et de beauté. Charlotte brillait de mille éclats. Après avoir inondé de son charme les salons londoniens, elle s’apprêtait à conquérir Paris. Demain, on ne parlerait que d’elle. Des dizaines de cartons d’invitation s’amoncelleraient sur son bureau. Sa place dans le grand monde serait indéniable.

 

Extrait du Chapitre1 Jeanne

automne 1940

Que faisaient-ils ? Pourquoi l'avaient-ils abandonnée ? Qu’avait-elle fait pour les fâcher à ce point ? La petite Jeanne se réveilla en sursaut. Elle tourna la tête vers son grand frère qui dormait paisiblement dans le lit d’à côté. Elle avait besoin d’un câlin. La fillette n’osa pas le réveiller. Elle voulait tante Marthe. Cette femme occupait une place privilégiée dans le cœur de l’enfant. Elle avait su calmer les sanglots longs du soir, mentir pour éviter que les enfants ne comprissent l'absurdité des conflits, lutter pour conserver un semblant d'humanité dans cette vie décousue. La tante pleurait, seule, parfois, mais restait toujours forte et rassurante devant les autres. Sa bonté nourrissait chacun. Lorsque sa mère, Louise, avait quitté la ferme pour retourner à Paris, la petite Jeanne s'était renfermée. Elle attendit le retour de sa maman, les tendres caresses de son papa. Mais les jours et les jours passaient et personne ne revenait. Où étaient-ils donc ? Marthe sentait la détresse de l'enfant et lui répétait imperturbablement que ses parents n'avaient pas eu le choix, que la guerre grondait, qu'il fallait être patient, attendre... Elle le savait, elle en était certaine, ils reviendraient. La peine de Jeanne s'effaçait quelques temps, puis le doute et le chagrin la submergeaient à nouveau. Alors elle essayait de se rappeler la vie d’avant. Elle revoyait la petite maison aux roses fleuries et un sentiment de quiétude l'envahissait. La gamine avait gravé profondément les souvenirs de son enfance qui sentaient le bonheur et la candeur de vivre avant que son papa ne partît à la guerre. Il avait reçu sa feuille de route et avait quitté la maison très tôt un matin avec son mince baluchon pour rejoindre son régiment d'infanterie. Elle se souvenait, malgré ses trois ans, de la mémorable colère qu’il avait piquée ce jour là. Il avait crié, hurlé, refusant de servir de pâture à des politiques ambitieux. Mais il avait le sens du devoir, l'amour de sa patrie et il était parti. Sa mère n'avait pas pleuré, était restée digne, comme à son habitude. Puis, le temps s’était mis à couler, au ralenti. Les jours devinrent interminables, l'attente trop longue.

 

Extrait du Chapitre 2 Jeanne

Le 17 juin 40 à 12h30, ce fut le maréchal qui annonça aux Français d'une voix chevrotante :
"Français ! A l'appel de M. le Président de la République, j'assume à partir d'aujourd'hui la direction du gouvernement de la France… En ces heures douloureuses, je pense aux malheureux réfugiés, qui, dans un dénuement extrême, sillonnent nos routes. Je leur exprime ma compassion et ma sollicitude. C'est le cœur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat."

Le 18 juin, le conseil des ministres décida que les villes de plus de vingt mille habitants ne seraient plus défendues. Ces mots espérés par certains, déchirèrent l'âme de Pierre. Il jugea lâches tous ces Français qui n'aspiraient qu'à la paix. Et les Allemands affirmèrent que la libération serait rapide et que chacun retrouverait sa famille au plus vite. Pierre n'en croyait pas un mot. Il n'avait pas été blessé pour rien, il ne fallait pas capituler. La joie d'Adèle et de Georges à l'espoir de voir revenir leur Lucien l'agaçait. Louise semblait plus réservée, elle analysait, écoutait pour se faire sa propre idée.

Les Allemands capturèrent facilement plus de neuf cent mille soldats qui avaient pour ordre de ne pas protester. Les hommes pensaient avoir à faire à des sergents chargés de la démobilisation et se retrouvèrent entassés à cent dans des fourgons prévus pour quarante et emmenés vers l'Allemagne dans des camps misérables. Terrible erreur, mais il était trop tard : le système politique et l'organisation militaire subirent un terrible effondrement. Quel terme pourrait-on inventer pour décrire la désolation des hommes ?

Pierre sut qu'il ne pourrait compter que sur lui-même, que le combat ne faisait que commencer, qu'à chaque nouveau chant du coq, il se préparerait à ce que ce fût le dernier. Le journal imprimé clandestinement lui prit ses nuits. Comment arrivait-il à tenir debout ? Le jour, il fallait transmettre les messages, irradier le réseau. Il fallait suivre ce Général qui refusait la capitulation. Il fallait suivre son appel. Pierre savait qu'en faisant ce choix il risquerait de mettre sa famille en péril. Il était temps de les éloigner de tout cela. Il décida de rester chez Firmin, un ami d'infortune, afin de ne pas mettre Adèle et Georges en danger. Pour protéger les enfants et sa femme, il avait une solution. Il réfléchit à la façon de présenter son idée à Louise. Il savait que son épouse réagirait, qu'elle ne se laisserait pas dicter une conduite à tenir sans rien dire. Après tout, c'était bien pour cette force de caractère qu'il la respectait. Une sacrée bonne femme !
— Louise, il faut que je vous mette à l'abri, les enfants et toi. Je ne peux pas t'expliquer, mais ce que je fais est très risqué, je ne veux pas vous perdre, vous savoir en sûreté me donnera la force de me battre. Firmin va m'héberger un temps, j'ai d'autres projets, j' te dirai ça le moment venu, mais je t'en prie, emmène les enfants chez Marthe. Il y a à manger là-bas et tu seras dans ta famille, les petits vivront à la campagne, tu crois que c'est une enfance ici, avec tous ces Boches. Je ne veux plus trembler pour vous, je n'ai pas la force de vous protéger. Tu comprends, Louise ?
— Mais, Pierre, mon travail ! A l'hôpital, ils ont besoin de moi, je ne veux pas partir. Je ne veux pas te quitter.
— Louise, fais-le pour les petits, je sais ce que c'est d'être un orphelin, pas mes mômes, je ne veux pas ça pour eux, toi, tu es forte, tu aideras Marthe. Vas-y !
— J'emmènerai les enfants mais je ne resterai pas. Moi aussi, je peux être utile, laisse-moi t'aider, Pierre, je veux te suivre là où tu iras.
— Si tu savais combien je t'aime, Louise. Je savais que tu ne te laisserais pas faire, avec ton fichu caractère ! Reviens, je t'attendrai, tu trouveras mon adresse au bistrot "chez Marcel" à Montmartre. Dis-leur que tu cherches après Loulou, ils t'indiqueront. Si je suis encore là… Fais vite, ça chauffe en ce moment, j'attends des ordres.
— Comment j'emmène les petits ?
— Y a un livreur de presse qui doit partir pour Dreux. Il vous prendra dans son camion, prévois de quoi couvrir les enfants, après…
— Je me débrouillerai, Pierre, mais attends-moi.

Alors Louise emmena les petits chez Marthe où ils seraient plus en sécurité. Elle ne se doutait pas que les années à venir seraient encore plus redoutables, que l'abominable et l'inexplicable graveraient dans les livres d'histoire de cruelles blessures impossibles à effacer.

 

 

Extrait du Chapitre 3 Jeanne

L'enfant ne pouvait pas comprendre tout l'amour que Louise lui témoignait en s'éloignant d'elle. Elle ne pouvait pas deviner la boule qui lui serrait la gorge, les sanglots qu'elle refoulait chaque jour, la déchirure qui ne la quitterait jamais. Mais la jeune mère avait choisi de se battre, de suivre son époux, de ne pas capituler afin d'essayer d'offrir aux générations à venir un autre monde que celui qui se dessinait là. Louise n'avait pas été aimée par sa mère, elle avait du mal à donner, à dire. Qui n'a pas été aimé dans son enfance est marqué à vif pour toute sa vie ! Elle avait pourtant lutté contre cela. Elle avait serré fort ses enfants, avait cajolé, dorloté. Ces gestes, peu naturels au début, étaient venus instinctivement, guidés par l’amour. Mais Louise gardait cette fâcheuse manie de tout enfouir au fond de son cœur, profondément, très profondément, de ne pas se plaindre, de ne rien laisser paraître, de rester forte. Cette attitude pouvait laisser croire que cette femme était capable de tout supporter, de tout affronter. On ne se privait pas d'ailleurs d’alourdir sa peine. Elle était un pilier, un refuge. La rage qui emplissait son cœur lui avait forgé une carapace robuste, mais, comment oublier la douleur qui cognait emmurée à l'intérieur ? Personne ne se le demandait. Personne ne la devinait. Louise partit discrètement, à l'aube, après ces quelques jours bénis, vécus comme de vraies vacances, au milieu des siens et loin de la guerre. Elle caressa le front de son fils avec tendresse, remonta la couverture sur son épaule, observa une dernière fois ses boucles brunes et retint ses sanglots. Que cet enfant était beau ! Il avait un charme envoûtant. La peau mate, le regard profond et sombre, il vous captivait de son sourire discret. Les origines de Pierre avaient refait surface. Etienne rappelait le sang chaud du sud qui coulait dans les veines de ses ancêtres inconnus : Italie, Espagne…? On ne savait. Le contraste physique entre la mère aux cheveux dorés et à la peau claire et son fils de type méditerranéen surprenait souvent. Il émanait de lui un charme obscur qui ne laissait pas insensible. Etienne plairait aux femmes ! Que Dieu lui laisse le temps !

Dans le petit lit d'à côté dormait Jeanne, recroquevillée. Louise resta un long moment debout près de la petite. Mille idées lui passaient par la tête. Allait-elle se souvenir de sa mère ? Combien de temps seraient-elles séparées ? Louise savait combien Jeanne avait besoin de tendresse. Elle avait toujours été plus câline, aimait se glisser dans les jupons de sa mère. Louise ne doutait pas de la tendresse de sa sœur Marthe, de l'espièglerie de l’adorable cousin joufflu, le petit Paul Emile, de la jovialité de son oncle Auguste et surtout de l'œil attentif de son frère Etienne. Elle doutait du temps qui gomme tout, qui efface les souvenirs, qui ternit les relations. Elle ne savait que trop ce que l'absence signifiait. Elle avait peur. Pour Etienne, c'était autre chose, un vrai petit homme du haut de ses sept ans et demi, réfléchi, intelligent, patient, il saurait comprendre, attendre… Mais Jeanne !